Dans le ciel noir tourne la Terre,
si bleue, marbrée d’ocre et de blanc.
Une île allonge son corps rouge
entre l’Afrique et l’Océan.
À la pointe nord une baie
et ses palmes bercées de vent,
son eau turquoise où des requins
croisent comme de bons géants
avec les tortues et les raies
et les hommes qui vont nageant.
Penchée sur la baie une ville
et son port et son arsenal,
ses marins et ses légionnaires
et ses pauvres toits de métal.
C’est il y a un demi-siècle.
Ce n’est plus qu’un souvenir pâle.
Sur le bord d’une rue en pente
la Taverne au bord du chenal.
Sa porte soudain s’illumine
quand survient la nuit tropicale.
Alors tintent les premiers verres
dans les mains des femmes fatales.
Leurs lèvres chargées de couleur
se sont glissées sous le fanal.
Sous les jupes courtes les cuisses
luisent d’un éclat animal.
Elles sont entrées dans la bouche
de cet enfer encor paisible.
Peu à peu le bar se garnit
de légionnaires irascibles
cachant dessous leurs képis blancs
les émois de leurs cœurs sensibles.
Un groupe de marins bientôt
vient les narguer comme une cible.
Quelques coopérants civils
passent les portes à leur tour,
attirés comme des insectes
par ce climat qui devient lourd.
Dans la nuit moite du tropique
l’atmosphère est celle d’un four.
Les voix des putes s’entrecroisent,
caquetage de basse-cour.
Les coopérants viennent tôt.
Ils le savent : quand l’heure avance
l’alcool produit des convulsions,
des épilepsies et des transes.
Alors il faut partir bientôt,
ne pas être pris dans la danse.
Mais c’est ce frisson du danger
qui les attire sans défense
comme les cornes du taureau
hypnotisent le matador,
inondé par l’adrénaline
quand il sent l’effleurer la mort.
Il faut bien repérer le point
où va s’échauffer l’athanor
et s’en aller discrètement
juste avant l’explosion des corps.
Les chopes de bière débordent
comme un enthousiasme moussu.
Les verres tintent, célébrant
tout le whisky qu’ils ont reçu.
Les yeux des coopérants brillent
à cause du rhum qu’ils ont bu.
Ils suivent, rieurs et prudents
les jeux mâles et malotrus
des soldats autour de leurs femmes
peintes, criardes, demi-nues.
La testostérone et l’alcool
enflent les voix de plus en plus.
Autour de la plus provocante
bientôt flambera un duel.
Lequel, marin ou légionnaire,
goûtera de sa peau le sel ?
Ceux du képi souvent s’entichent
de la même triste femelle.
Ceux du pompon, de port en port,
sont de beaux amants infidèles.
Et les filles souvent préfèrent
la fidélité de leur brute
ou l’amour du coopérant
et la tendresse de son rut.
Ça y est ! On ne sait d’où part
l’étincelle et c’est l’explosion.
Un groupe de marins échange
avec des képis blancs des gnons.
Des rugissements et des cris
sonnent l’assaut de la Légion.
Une pute, premier enjeu,
reçoit un poing en plein visage,
de la part d’un jaloux sans doute.
Elle se défend sous l’orage.
Le combat devient général.
L’ivresse décuple la rage.
Les filles volent au secours
de leur sœur, gonflant leur corsage,
en main des armes redoutables :
l’épée de leurs talons aiguilles.
Les hommes protègent leurs yeux
lorsque les mitraillent les filles.
Accablés d’alcool et de poings
les regards ennemis vacillent.
Les coopérants discrets glissent
en direction de la grand’porte.
Ils se font tout petits, tassés
sous leurs élytres de cloporte.
Trop tard ! Le couloir est barré
par une mouvante cohorte
de singes en colère, hurlants,
empêchant que quiconque sorte.
Les coups explosent au hasard
et les pauvres coopérants
finiront par gagner la rue
couverts de bleus et titubant.
Ils rentreront à la maison
les yeux pochés, le nez sanglant.
Le lendemain, comme souvent,
les autorités de la ville
décrèteront la fermeture
de cette Taverne indocile
pour une semaine, le temps
que ces corps-à-corps imbéciles
s’oublient et que le patron puisse
réparer les meubles fragiles.
C’était il y a cinquante ans
quelque part dans cette Grande Île.
(Pierre Thiollière, Carcassonne, 9 mai 2022)