C’est une vaste terre au nord de l’Australie.
Devant les barrières de Wave Hill,
la grande ferme où sont les troupeaux des Anglais,
Vincent Lingiari se tient debout parmi les Gurindji.
Ils ont dressé leurs huttes à Wattie Creek.
Depuis huit ans ils veillent aux portes de Wave Hill
et dansent, chantent, peignent sur des écorces les chevaux,
les bœufs et les vachers de Wave Hill
et la savane de Wave Hill, la terre de leurs aïeux.
Les vachers Gurindji entrent et sortent de Wave Hill
et les didgeridoos modulent gravement :
la terre est à nous, nous sommes la terre.
Dans leurs cheveux emmêlés l’odeur du suint.
Dans le crin des chevaux l’odeur du suint.
L’odeur du suint dans le pelage des bovins.
Les Gurindji sur leurs chevaux.
Les mouches autour des longs cils blancs des vaches brunes.
Les mouches sur les visages,
les mouches noires que les mains ne chassent plus.
Depuis huit ans ils veillent aux portes de Wave Hill,
au campement de Wattie Creek.
Mais voici que l’homme blanc s’est repenti.
Il a versé le sable dans les mains de Vincent Lingiari.
Le sable tombe des mains de l’homme blanc,
l’homme blanc voleur de sable, voleur de montagne,
l’homme blanc voleur des acacias de la savane,
voleur des bêtes qui courent et qui s’accouplent dans la savane,
l’homme blanc voleur des montagnes à l’abri desquelles
les fourmis vertes inventent les hommes, les kangourous, les eucalyptus,
les créent dans le nuage de leurs rêves.
Cet homme-là, Gough Whitlam, chef des hommes blancs, se repent.
Il nous rend les terres volées ou plutôt il nous rend à la terre.
Au campement de Wattie Creek
dansent les hommes sombres au son du didgeridoo
sur le sable blond, sur le sable roux.
Boucles noires des enfants bruns !
Sur les corps parlent les signes blancs, sur les visages.
Longues feuilles des pagnes autour des reins,
panaches des coiffes au-dessus des bandeaux de couleur,
corsages verts, jaunes, rouges des femmes, colliers de cauris.
Les pieds battent le tambour de la terre,
les bras s’agitent, les bras, ailes du vent,
sous le ciel ardent où pourtant se prépare la tornade,
sous le ciel de métal où, secrète, germe la pluie.
Danse le koala qui s’éveille dans le gommier
et dans la savane danse le wallaby.
Plane le phalanger volant entre les acacias,
oublié du varan, oublié du martin-chasseur.
Danse dans la savane le kangourou.
Tremblent dans le vent les bois de filaos
et les garrigues d’amarantes
et la rose du désert de Sturt exhale plus fort son parfum.
Voici que frissonnent toutes les bêtes, toutes les plantes
rêvées jadis par l’esprit des fourmis vertes,
par les hommes-éclairs jaillis tels la foudre
du grand serpent arc-en-ciel.
Là-bas, dans le sud, sous la montagne Uluru,
les fourmis vertes frémissent
à l’unisson avec les Gurindji qui dansent
dans le campement de Wattie Creek.
Là-bas, dans le nord, les crocodiles frémissent
dans les entrelacs des palétuviers.
Ils frémissent
au rythme des longs tambours
au rythme des flutes et des didgeridoos,
au rythme des pieds qui battent le sol,
au rythme des cœurs rouges dans les corps noirs,
les cœurs qui battent sereins et forts depuis huit ans
pour que le blanc rende la terre,
pour que le blanc les rende à la terre.
Car eux, les Gurindji, ils appartiennent à cette terre.
Et voici que le blanc se repent.
Le grand blanc verse le sable humblement
dans les mains de Vincent Lingiari
et Vincent Lingiari l’accepte, le peuple Gurindji accepte
le repentir du blanc.
Depuis huit ans le peuple Gurindji
danse devant les portes du grand élevage de Wave Hill
où les vachers travaillent pour les anglais,
où les vachers conduisent les milliers de vaches des anglais
sur la terre des ancêtres.
Et voici que la terre leur est rendue.
Les stockmen sur leurs chevaux s’occuperont des troupeaux
comme ils l’ont toujours fait
mais ce n’est plus pour enrichir les blancs,
c’est pour eux-mêmes qu’ils guideront les vaches aux longues cornes
dans les prairies de broussaille, parmi les arbres mulga,
dans les prairies de tussak où les wombats creusent leurs terriers,
entre les termitières que fouille la langue des échidnés,
entre les eucalyptus où se balancent les koalas,
où se balancent les koalas au rythme des longs tambours,
au rythme des flutes et des didgeridoos,
au rythme des pieds qui frappent le sol dur
car les bêtes de la savane elles-mêmes
savent que les hommes ont été rendus à la terre.
Les bêtes de la savane elles-mêmes sentent
le frémissement lointain des fourmis vertes
qui les ont rêvées et qui les rêvent plus fort
car le serpent arc-en-ciel lui-même frémit à nouveau
et Baiamé, le Premier Être, sourit dans son long rêve
et rit à grand éclat dans la tornade qui se prépare,
pleure et crie de joie dans la mousson qui se prépare
pour arroser de larmes fertiles la terre qui a repris possession
des enfants, des femmes, des hommes qui dansent sur le tambour de son ventre.
Et voici que la fleur rose du désert de Sturt
ouvre grand sa corolle pour appeler la rosée dont elle a longtemps rêvé.
Pierre Thiollière, Garrigues, 9 décembre 2020